Alain Bauer pour l'Express, en 2001
Et oui, on ressort du vieil article là. Néanmoins, si ce genre d'interview qu'a accordé Alain Bauer à la presse est très controversé au sein de la Franc-maçonnerie, il est toujours intéressant pour les profanes intéressés d'en lire.
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L'Express
du 04/10/2001
propos recueillis par Laurent Chabrun
et Jérôme Dupuis
Alain Bauer vient d'être réélu à la tête
du Grand Orient de France, première obédience maçonnique du pays. Finances,
patrimoine immobilier, «dérapages» de certains frères... Il dit tout à L'Express
On les dit murés dans le silence et le secret de leur loge. Méfiants envers tout ce qui vient de l'extérieur. Exaspérés par les révélations sur les affaires où des noms de francs-maçons reviennent régulièrement. Pour L'Express, le grand maître du Grand Orient, la première obédience française, a décidé de parler sans détour. Réélu le 6 septembre par ses frères, Alain Bauer reconnaît l'existence de réseaux maçons et explique comment les loges luttent contre leurs dérives. Il entrouvre également la porte sur les finances du Grand Orient, la présence de maçons dans les hautes sphères politiques ou les risques de dérapages des fameuses fraternelles. Loin de toute langue de bois, le grand maître s'explique.
Vous venez d'être réélu grand
maître du Grand Orient de France. Comment s'est déroulée cette élection? Quelle
est votre situation financière?
Contrairement à la campagne de l'an dernier, tout s'est déroulé normalement.
J'ai été élu par 33 voix et 2 votes blancs par les conseillers de l'ordre, élus
dans les 17 régions, qui regroupent 987 loges. Le rapport financier a été
adopté: notre budget de fonctionnement s'élève à 40 millions de francs. Il est
alimenté par la «capitation» versée par chaque franc-maçon du Grand Orient.
Cette cotisation s'élève actuellement à 860 francs par an, auxquels viennent
s'ajouter environ 250 francs de contribution à la loge. Nous avons 37 salariés
permanents, mais les élus du conseil de l'ordre et moi-même sommes entièrement
bénévoles. Nous ne percevons ni salaire ni indemnité.
On prête parfois au Grand Orient un «empire immobilier». Qu'en est-il?
Nous disposons d'un patrimoine immobilier considérable et très ancien pour des
raisons historiques: nous sommes propriétaires, soit directement soit par nos
loges, d'environ 500 temples maçonniques dans les villes de France. Depuis le
XVIIIe siècle, nous avons acquis et aménagé ces locaux souvent délabrés, qui
vont de la simple pièce à l'immeuble entier. Une partie de la capitation sert
d'ailleurs à la rénovation et à l'entretien de ces temples. Malgré cela, surtout
à Paris, nous manquons cruellement de locaux. Au total, il y a à présent
43 300 maçons au Grand Orient. C'est un record historique. Nous n'étions plus
que 5 500 «survivants» en 1945... Malgré les polémiques, l'engouement n'a jamais
été si fort.
Ne risquez-vous pas, du coup, d'être victimes de tentatives d'infiltration?
Elles sont très rares et nous finissons toujours par les déceler. Il y a trois
ans, nous avons affronté une offensive de l'Eglise de Scientologie. Se
revendiquant de la liberté de conscience que nous accordons à chacun, 8
scientologues s'étaient regroupés dans une loge. Mais l'un d'eux défendait
publiquement cette secte devant les tribunaux et cette forme de prosélytisme est
contraire à nos statuts: il a donc été exclu de l'obédience. Progressivement,
ses acolytes sont partis eux aussi...
On dit que des signes de reconnaissance secrets entre francs-maçons
permettent de s'identifier mutuellement dans une assemblée...
Il s'agit d'une survivance historique un peu tombée en désuétude. Au XVIIIe
siècle, lorsque le téléphone n'existait pas, il fallait bien que les frères
puissent prouver leur appartenance lorsqu'ils voyageaient. Il y avait donc des
signes codifiés, notamment avec les mains, et des mots de passe. De là découle
la fameuse poignée de main censée signaler son appartenance à la maçonnerie - ce
qui nous a valu d'être surnommés les «frères la gratouille» par François
Mitterrand. Mais cela n'est guère utilisé aujourd'hui... Nous avons encore
quelques mots de passe, que nous changeons régulièrement pour éviter que les
frères exclus ne les utilisent. De toute façon, maintenant, il existe pour
chacun une carte d'identité maçonnique.
En ces temps de parité, pourquoi le Grand Orient n'est-il pas mixte?
Nous reconnaissons toutes les obédiences féminines et mixtes en France. Mais, en
raison de nos statuts et de notre histoire, les femmes ne peuvent pas être
initiées chez nous. En revanche, les maçonnes des obédiences féminines ont
parfaitement le droit d'assister à nos travaux en loge. Chaque fois que je me
rends à des cérémonies à travers la France, il y a une ou plusieurs femmes dans
l'assistance.
«Comme partout, il y a
des "pourris", des corrompus et
des salauds dans les loges»
Depuis quelques années, des
personnalités francs-maçonnes, comme Roland Dumas, Jean-Claude Méry, Olivier
Spithakis ou Jacques Crozemarie, sont mêlées aux «affaires». Le Grand Orient
abrite-t-il des réseaux affairistes?
Comme partout, il y a des «pourris», des corrompus et des salauds dans les
loges. Certaines régions, en particulier le sud-est de la France, sont peut-être
plus perméables à l'affairisme. Mais nous sommes vigilants: je suis
personnellement favorable à une «karchérisation» (c'est-à-dire une élimination
radicale) des frères qui ont failli. Mes prédécesseurs l'avaient commencée, mais
dans la discrétion, par crainte de la médiatisation. Il faut savoir que, en
2000, les loges ont radié environ 350 adhérents, pour des raisons que je ne
connais pas toujours, essentiellement disciplinaires (défaut de paiement de
cotisation, manque d'assiduité, etc.). A l'échelon national, nous avons
actuellement 79 dossiers ouverts au conseil de l'ordre: 48 pour des raisons
maçonniques internes et 31 concernant des procédures pénales. Ces dernières
étant souvent très longues, nous suspendons les frères dans l'attente d'une
décision définitive de la justice. L'an passé, le conseil de l'ordre a prononcé
7 exclusions et 11 suspensions.
Parmi les personnalités connues, l'ancien ministre Jean-Pierre Soisson a-t-il
été exclu?
Oui. Il l'a été par le conseil de l'ordre, le jour même de son élection au
conseil régional de Bourgogne grâce aux voix du Front national. Il en a été de
même pour un conseiller régional de Languedoc-Roussillon, qui avait accepté des
voix du FN. En revanche, nous sommes très fiers que ce soient des frères et des
soeurs qui ont contribué à la résistance contre Charles Millon au conseil
régional Rhône-Alpes.
Et l'ex-maire de Béthune Jacques Mellick a-t-il été exclu?
Oui.
Claude Pradille, ancien président du conseil général du Gard, condamné dans
plusieurs affaires?
Exclu également.
Alfred Sirven était lui aussi membre du Grand Orient...
Oui. Mais il a été radié il y a longtemps par sa loge, dans le sud de la France.
Avez-vous déjà été contraint de dissoudre des loges?
Une fois, un vénérable se prenait un peu pour un gourou, et nous avons dû
dissoudre la loge, qui ne comptait de toute façon que peu de membres.
Comment pouvez-vous être sûrs de l'intégrité de vos adhérents?
Tout candidat à l'entrée au Grand Orient doit nous présenter un extrait de
casier judiciaire, qui doit être vierge. Nous le redemandons à diverses
occasions ensuite. Et, pour éviter qu'un maçon exclu d'une obédience ne postule
à une autre, nous nous échangeons nos «fiches judiciaires» avec les autres
obédiences françaises. Sauf avec la Grande Loge nationale française (GLNF), ce
qui pourrait expliquer en partie ses déboires. C'est vrai qu'il y avait des
réseaux maçonniques corrompus dans le sud de la France. Nous avons peut-être
fait le ménage avant d'autres...
Reste le problème des «fraternelles», ces regroupements de maçons par
profession...
A titre personnel, je considère que c'est une déviation de la maçonnerie. Les
fraternelles sont d'ailleurs apparues tardivement dans notre histoire. Au
départ, il s'agissait de se retrouver, toutes obédiences confondues, entre
frères ayant les mêmes convictions. Rien de répréhensible à cela. Mais, dans
certains cas, il s'agit de se retrouver, sans tenue, pour mener ses petites
affaires, dans des structures paramaçonniques. Je n'ai toujours pas compris de
quels problèmes philosophiques pouvaient bien parler les membres de la
fraternelle du bâtiment et des travaux publics... Certains «clubs des 50», mais
pas tous, sortes de «superloges d'élite» dans les grandes villes de province, où
se retrouvent les notables maçons de toutes obédiences, me paraissent également
contraires à l'esprit de la maçonnerie. Je suis favorable aux fraternelles
d'idées, pas à celles de métier. Le Grand Orient interdit d'ailleurs à ses
membres d'adhérer à certains clubs des 50 (à Nice, Toulon, Marseille,
Montpellier), mais aussi à une fraternelle de la police (qui s'occupait beaucoup
de promotions internes) et à une autre au ministère de la Défense...
Certaines personnes n'entrent-elles pourtant pas en maçonnerie avec l'espoir
de s'intégrer à des réseaux influents?
Il y en a, bien sûr. Je me demande même si, quelquefois, paradoxalement, le
bruit fait autour des francs-maçons et des affaires n'attire pas quelques
postulants qui fantasment sur la toute-puissance de la maçonnerie... Mais
ceux-là sont vite découragés par les trois premières années, où ils ne sont
qu'apprentis et pas encore maîtres: ils s'aperçoivent qu'il faut travailler sur
des sujets parfois ardus, faire vœu de silence, passer le balai dans le
temple...
Mais continue-t-on encore à s'aider entre frères?
Bien sûr. La franc-maçonnerie est l'un des nombreux espaces sociaux où l'on se
rend des services. Le problème est de savoir jusqu'où on peut aller.
Personnellement, j'ai déjà favorisé l'inscription d'enfants de maçons dans une
université, aidé des agents d'entretien de ma faculté à obtenir un logement dans
le XIIIe arrondissement, voire fait sauter quelques contraventions pour
stationnement interdit (mais jamais pour excès de vitesse). Le maçon est un
médiateur social. Bref, rien de plus que ce qui se pratique dans n'importe quel
club bouliste...
«J'engage tous nos membres à assumer publiquement, avec fierté, leur appartenance maçonnique»
Oui, mais l'inscription à un
club bouliste ou à une association de pêche se fait au grand jour. Le problème
n'est-il pas lié au secret qui entoure la maçonnerie?
Nous avons lancé une vaste consultation sur ce sujet dans toutes les loges de
France. Le seul secret qui existe chez nous est celui de l'initiation, qui est
une expérience intime. Mais j'engage tous nos membres à assumer publiquement,
avec fierté, leur appartenance maçonnique. Cela n'a jamais nui à la réélection
d'hommes politiques qui l'avaient avoué. Certains frères portent, par exemple,
des sortes de pin's en forme de compas ou de triangle à la veste. En revanche,
tout maçon doit avoir la garantie de n'être pas dénoncé par les autres. Beaucoup
souhaitent garder le secret envers leur employeur, leur administration, leur
famille... Pourquoi devrions-nous faire notre outing forcé? Et
pourquoi, alors, ne pas demander aux catholiques intégristes et aux homosexuels
de se déclarer publiquement? Aux partis politiques de révéler la liste de leurs
adhérents? Un individu n'est pas constitué du cumul de ses appartenances: une
société totalement transparente s'apparente à une dictature. Le secret du vote
n'est pas une atteinte à la démocratie, bien au contraire.
Cela est-il également valable pour les maçons qui exercent des
responsabilités dans la police ou la magistrature?
Bien sûr. Demande-t-on à un juge qui examine une affaire de divorce s'il est
catholique intégriste? A un autre qui statue sur une infraction à la protection
de l'environnement s'il est chasseur?
Comment réagissez-vous aux déclarations du procureur Eric de Montgolfier et à
la mise en examen du juge niçois Jean-Paul Renard, suspecté d'avoir transmis à
sa loge des informations confidentielles issues de casiers judiciaires?
Je considère qu'il n'attaque pas la maçonnerie en tant que telle, mais qu'il
dénonce certaines dérives. En ce sens, il joue parfaitement son rôle. Les
affaires de la maçonnerie niçoise ne concernent d'ailleurs pas le Grand Orient,
mais la GLNF. L'ironie, malheureusement, veut que les premiers maçons
sanctionnés - pour avoir consulté des fichiers afin de s'assurer de la moralité
de leurs frères - aient plutôt semblé appartenir à ceux qui voulaient faire un
peu le ménage... Cependant, nous n'avons rien contre Eric de Montgolfier: nous
l'avons même invité à un débat dans une loge niçoise. L'initiative a fait
grincer quelques dents chez nous, mais le débat a été de qualité.
Vous avez récemment été reçu par Jacques Chirac, puis Lionel Jospin. De quoi
avez-vous parlé?
Nous évoquons les sujets de société qui nous sont chers et sur lesquels nous
travaillons en loge: la loi sur la bioéthique, le rôle de l'école, le centenaire
de la loi sur les associations... Et puis, Jacques Chirac était invité à notre
colloque sur la dignité humaine; nous souhaiterions que Lionel Jospin soit lui
aussi présent à une occasion de ce genre...
«Il existe chez nous une tradition consistant à jouer les intermédiaires dans des situations tendues»
Le Grand Orient a également
tenté de jouer un rôle dans les négociations sur la Corse. Une réunion secrète
entre nationalistes et responsables du PS, dans le bureau du grand maître, en
février 2000, a contraint votre prédécesseur, Simon Giovannaï, à la démission...
Il faut tout d'abord rappeler qu'il existe chez nous une longue tradition
consistant à jouer les intermédiaires dans des situations tendues comme
celle-ci: nous étions déjà intervenus jadis, avec efficacité et au grand jour,
pour les accords sur la Nouvelle-Calédonie. Que s'est-il passé avec la Corse? Le
grand maître et ses proches, peut-être en raison d'attaches géographiques, ont
réuni quelques nationalistes d'organisations non représentées dans les
négociations officielles et des frères. Mais personne, ni au sein du Grand
Orient ni au gouvernement, ne les avait mandatés pour cela. La réunion n'est pas
restée secrète très longtemps: ce jour-là, on fêtait le centenaire d'une loge à
notre siège de la rue Cadet, à Paris (IXe). Les locaux étaient remplis de monde.
Et puis, un fonctionnaire des Renseignements généraux était curieusement
présent, lui aussi, à la porte du bureau du grand maître... La presse l'a
révélé. Je considère qu'avoir organisé cette rencontre clandestine dans ces
conditions était une faute. Mon prédécesseur a sans doute été victime d'une
instrumentalisation.
On prête à la maçonnerie une forte influence dans le monde politique. On a
dit, par exemple, que Jacques Chirac avait été initié dans une loge suisse...
Cela m'a fait beaucoup rire, et je crois savoir que cela a également déclenché
l'hilarité de M. Chirac. Alpina est une loge suisse alémanique, et je vois mal
le président s'y rendre discrètement deux fois par mois... Jacques Chirac -
comme bien d'autres - a seulement été invité à une «tenue blanche» - réunion où
un profane s'exprime dans un temple maçonnique - il y a fort longtemps. Tout
comme Lionel Jospin, d'ailleurs. En revanche, ce que je peux vous confirmer,
c'est que le grand-père de Jacques Chirac faisait partie du Grand Orient. Il
était même le vénérable de sa loge, en Corrèze.
La maçonnerie est-elle bien implantée dans le gouvernement Jospin?
A ma connaissance, toutes obédiences confondues, quatre ministres sont maçons.
Il s'agit d'une proportion «raisonnable». Mais c'est évidemment beaucoup moins
que dans le gouvernement socialiste de 1981... Nous ne vivons pas dans une
République maçonnique.
Justement, nous approchons de l'élection présidentielle. En 1981, le grand
maître du Grand Orient avait indiqué sa préférence pour François Mitterrand.
Allez-vous appeler à voter pour un candidat en 2002?
Non. Mais je dois noter que, lors de notre dernier convent - l'assemblée
annuelle où nous débattons des sujets importants - en septembre, j'ai senti que
la défense proclamée des valeurs républicaines séduisait les frères. Nous allons
envoyer à tous les candidats républicains un questionnaire précis et nous
rendrons publiques leurs réponses, sans commentaires.