Emeutes, violences : et si on traitait le mal à la racine?
Reçu par un newsgroup fraternel :
"Les gros mots et la barbarie
Masqués, nocturnes, masculins, armés, ravageurs, homicides, aphasiques. Non, ce
n'est pas une troupe de l'ombre sortie des enfers dans un film catastrophe qui
répond à cette liste de qualificatifs, mais un déplorable réel. Décrire ainsi
les casseurs qui sévissent depuis maintes nuits n'est sans doute pas
politiquement correct, mais même si on peut allonger la liste, comme on allonge
un amer avec de l'eau, aucune accumulation de diluants (adolescents, égarés,
désoeuvrés, désespérés, assoiffés et privés de consommation) ne peut atténuer ni
invalider l'horreur qu'elle véhicule.
Confondre cette horreur avec ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une
population n'est pas seulement une sottise, c'est une faute morale et politique.
C'est pourtant ce que font, avec des mots infâmes, quelques irresponsables : au
lieu de traiter cette barbarie comme une excroissance, ils l'érigent en noyau et
en normalité, ils en font une sinistre avant-garde autour de laquelle ils
tissent un peuple fantasmatique qui exaspère la population réelle.
Tout ce qui solidarise les casseurs avec la population qui les entoure est
inique et dangereux. Cette coalisation s'effectue par des opérateurs
d'identification : les mots infâmes, les " gros mots " . Ils émanent de deux
sources. Ainsi, émanant de la source répressive, le mot " racaille " stigmatise
et cimente tout le monde : gros mot de droite. Mais le mot " jeunes ", émanant
de la source bien pensante compassionnelle, blanchit tout le monde - qu'on
ajoute " défavorisés " et voici les casseurs promus en héros : gros mots
bien-pensants.
Il importe au contraire de souligner la division entre le peuple et les
casseurs, de refuser le processus d'identification. C'est pourquoi le
vocabulaire juridique est encore le meilleur : il qualifie sans créer de
substances, il émiette, isole et ne construit pas de conglomérats. Il faut donc
parler de délinquants, de tentatives de meurtre, d'atteintes graves à l'ordre
public et à la sécurité, de mise en danger de la vie d'autrui, de destruction
systématique de biens et d'équipements publics et privés. Il faut diviser, et
pour diviser les mots discriminants doivent l'emporter sur la glu des gros mots.
Il faut que les casseurs ne se sentent nulle part " comme des poissons dans
l'eau ".
Aussi toute comparaison, même rhétorique, avec un mouvement populaire ou même
une révolte, est elle-même inique. Un mouvement populaire peut être violent,
mais personne dans le peuple n'en craint la violence car elle s'exprime toujours
dans un cadre, dans un " service d'ordre ". Un mouvement populaire s'attache à
créer des solidarités qui ne reposent ni sur des lieux ni sur des
identifications substantielles (d'ethnie, de religion, de sexe, d'âge) mais sur
des analyses et des revendications claires, exprimées dans la langue commune à
tous. Il s'adresse à des interlocuteurs désignés ; il s'expose et s'affiche en
plein jour, à visage découvert, dans le centre des villes. Il se déplace pour
témoigner, il se " dépayse ". Il réunit hommes et femmes, jeunes et vieux. Or
ici nous avons l'aphasie, le repli sur des territoires considérés comme des
chasses gardées, l'obscurité, l'exclusivité masculine. Le terme " émeute " n'est
même pas approprié, ce sont des explosions muettes qui prennent la forme de la
barbarie et qui s'avancent masquées.
Tout a été dit sur les causes sociales de ces explosions : toutes choses justes
auxquelles on ne peut que souscrire. Il faut cependant ajouter que la forme
barbare suppose aussi des causes de type culturel, surtout lorsqu'elle s'empare
de pré-adolescents (on en a eu un avant-goût avec les incidents qui ont émaillé
les manifestation lycéennes l'hiver dernier). La forme barbare, c'est l'aphasie,
c'est l'habileté à utiliser les technologies disponibles, c'est l'absence de
tout interdit, c'est l'état de nature plus la profusion des moyens (téléphones
mobiles, cocktails molotov, armes), c'est l'usage des techniques sans la
civilisation.
Une civilisation suppose non pas une culture uniforme, mais s'articule en
régimes culturels à l'intérieur desquels peuvent se développer des
contre-cultures de façon pas nécessairement licite mais toujours organisée et
réflexive. Or nous avons assisté durant les 30 dernières années, avec
l'effondrement des partis ouvriers et la régression des syndicats de
revendication, à la disparition de la culture populaire. Les adolescents n'ont
aucun modèle populaire qui peut les nourrir, qu'ils peuvent discuter. En dehors
des clips télévisés où se déploie le culte de l'argent et de la vie faciles, en
dehors de la " glisse ", des fringues et des incantations islamistes, rien qui
puisse se présenter comme digne d'imitation - et surtout pas l'école où une
politique constante depuis 30 ans s'acharne à dépouiller les enseignants de
toute autorité, de tout prestige.
Le poignant appel des femmes qui circule ces jours-ci, au-delà de son aspect
pathétique, l'avoue naïvement : " nous exigeons que nos enfants rentrent à la
maison ! " disent-elles. Mais comment ceux de qui on n'a jamais rien exigé
lorsqu'ils avaient l'âge d'intérioriser un interdit, comment ceux qui n'ont
appris qu'à se conduire en caïds vis à vis de leurs " vieux " et de leurs soeurs
pourraient-ils obtempérer à une exigence aussi tardive et dérisoire ?
Ce n'est pas le modèle républicain d'intégration qui est ici en panne mais tout
simplement la volonté et le simple courage d'éduquer. On ne voit pas du reste
que cette fureur s'étende à tous ceux qui dans les " quartiers " souffrent de
discrimination, d'exclusion, de pauvreté. On ne voit pas non plus qu'elle
saisisse les filles, tout aussi - sinon plus - " défavorisées ", pas plus que
les " jeunes " issus de vagues migratoires pourtant plus récentes, venant
notamment d'Asie.
Sans doute certaines zones urbaines sont-elles livrées au communautarisme
intégriste, mais elles sont aussi le territoire de bandes maffieuses développant
ce qu'on appelle par euphémisme des " économies parallèles ", trafics et rackets
en tous genres. Alors " à qui profite le crime? " : à un véritable modèle de
terreur dont l'infrastructure est le trafic et dont la superstructure est tenue
par l'intégrisme. C'est l'alliance des ayatollahs et des dealers qui se
déchiffre dans le seul message sans paroles, mais clair, envoyé par les casseurs
: " la police, l'école, les pompiers, les bus, les médecins, les crèches, les
hôpitaux, les magasins, les entreprises, on n'en veut pas ; on veut être chez
nous, laissez-nous trafiquer, opprimer, terroriser comme bon nous semble et
tenez-vous à l'écart, n'entrez pas ".
Catherine Kintzler
Professeur de philosophie à Lille III
8 novembre 2005"